Histoire de Thibaud de La Jacquière

 

par

 

Jan POTOCKI

 

  

 Un riche marchand de Lyon, nommé Jacques de La Jacquière, devint prévôt de la ville, à cause de sa probité et des grands biens qu’il avait acquis sans faire tache à sa réputation. Il était charitable envers les pauvres et bienfaisant envers tous.

Thibaud de La Jacquière, son fils unique, était d’humeur différente. C’était un beau garçon, mais un mauvais garnement, qui avait appris à casser les vitres, à séduire les filles et à jurer avec les hommes d’armes du roi, qu’il servait en qualité de guidon. On ne parlait que des malices de Thibaud, à Paris, à Fontainebleau et dans les autres villes où séjournait le roi.

Un jour, ce roi, qui était François Ier, scandalisé lui-même de la mauvaise conduite du jeune Thibaud, le renvoya à Lyon, afin qu’il se réformât un peu dans la maison de son père. Le bon prévôt demeurait alors au coin de la place Bellecour. Thibaud fut reçu dans la maison paternelle avec beaucoup de joie. On donna pour son arrivée un grand festin aux parents et aux amis de la maison. Tous burent à sa santé et lui souhaitèrent d’être sage et bon chrétien. Mais ces vœux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d’or, la remplit de vin et dit :

« Sacré mort du grand diable ! je lui veux bailler, dans ce vin, mon sang et mon âme, si jamais je deviens plus homme de bien que je le suis. »

Ces paroles firent dresser les cheveux à la tête de tous les convives. Ils firent le signe de la croix, et quelques-uns se levèrent de table. Thibaud se leva aussi et alla prendre l’air sur la place Bellecour, où il trouva deux de ses anciens camarades, mauvais sujets comme lui. Il les embrassa, les fit entrer chez son père et se mit à boire avec eux. Il continua de mener une vie qui navra le cœur du bon prévôt. Il se recommanda à saint Jacques, son patron, et porta devant son image un cierge de 10 livres, orné de deux anneaux d’or chacun du poids de 5 marcs. Mais en voulant placer le cierge sur l’autel, il le fit tomber et renversa une lampe d’argent qui brûlait devant le saint. Il tira de ce double accident un mauvais présage et s’en retourna tristement chez lui.

Ce jour-là, Thibaud régala encore ses amis ; et lorsque la nuit fut venue, ils sortirent pour prendre l’air sur la place Bellecour et se promenèrent par les rues, comptant y trouver quelque bonne fortune. Mais la nuit était si épaisse, qu’ils ne rencontrèrent ni fille ni femme. Thibaud, impatienté de cette solitude, s’écria, en grossissant sa voix :

« Sacré mort du grand diable ! je lui baille mon sang et mon âme, que si la grande diablesse, sa fille, venait à passer, je la prierais d’amour, tant je me sens échauffé par le vin. »

Ces propos déplurent aux amis de Thibaud, qui n’étaient pas d’aussi grands pécheurs que lui ; et l’un d’eux lui dit :

« Notre ami, songez que le diable étant l’ennemi des hommes, il leur fait assez de mal sans qu’on l’y invite en l’appelant par son nom. »

L’incorrigible Thibaud répondit :

« Comme je l’ai dit, je le ferai. »

Un moment après, ils virent sortir d’une rue voisine une jeune dame voilée, qui annonçait beaucoup de charme et de jeunesse. Un petit nègre la suivait. Il fit un faux pas, tomba sur le nez et cassa la lanterne. La jeune dame parut fort effrayée et ne sachant quel parti prendre. Thibaud se hâta de l’accoster, le plus poliment qu’il put, et lui offrit son bras pour la reconduire chez elle. L’inconnue accepta, après quelques façons, et Thibaud, se retournant vers ses amis, leur dit à demi-voix :

« Vous voyez que celui que j’ai invoqué ne m’a pas fait attendre ; ainsi, bonsoir. »

Les deux amis comprirent ce qu’il voulait dire, et se retirèrent en riant.

Thibaud donna le bras à sa belle, et le petit nègre, dont la lanterne s’était éteinte, allait devant eux. La jeune dame paraissait d’abord si troublée, qu’elle ne se soutenait qu’avec peine, mais elle se rassura peu à peu, et s’appuya plus franchement sur le bras de son cavalier. Quelquefois même, elle faisait des faux pas et lui serrait le bras pour ne pas tomber. Alors Thibaud, empressé de la retenir, lui posait la main sur le cœur, ce qu’il faisait pourtant avec discrétion pour ne pas l’effaroucher.

Ils marchèrent si longtemps, qu’à la fin il semblait à Thibaud qu’ils s’étaient égarés dans les rues de Lyon. Mais il en fut bien aise, car il lui parut qu’il en aurait d’autant meilleur marché de la belle égarée. Cependant, comme il était curieux de savoir à qui il avait affaire, et qu’elle paraissait fatiguée, il la pria de vouloir bien s’asseoir sur un banc de pierre que l’on entrevoyait auprès d’une porte. Elle y consentit ; et Thibaud, s’étant assis auprès d’elle, lui prit la main d’un air galant et la pria avec beaucoup de politesse de lui dire qui elle était. La jeune dame parut d’abord intimidée ; elle se rassura pourtant, et parla en ces termes.

« Je me nomme Orlandine ; au moins, c’est ainsi que m’appelaient les personnes qui habitaient avec moi le château de Sombre, dans les Pyrénées. Là, je n’ai vu d’autres humains que ma gouvernante qui était sourde, une servante qui bégayait si fort qu’autant aurait valu qu’elle fût muette, et un vieux portier qui était aveugle. Ce portier n’avait pas beaucoup à faire ; car il n’ouvrait la porte qu’une fois par an, et cela à un monsieur qui ne venait chez nous que pour me prendre par le menton, et pour parler à ma duègne, en langue biscaïenne que je ne sais point. Heureusement je savais parler lorsqu’on m’enferma au château de Sombre, car je ne l’aurais sûrement point appris des deux compagnes de ma prison. Pour ce qui est du portier, je ne le voyais qu’au moment où il nous passait notre dîner à travers la grille de la seule fenêtre que nous eussions. À la vérité, ma sourde gouvernante me criait souvent aux oreilles je ne sais quelles leçons de morale ; mais je les entendais aussi peu que si j’eusse été aussi sourde qu’elle, car elle me partait des devoirs du mariage, et ne me disait pas ce que c’était que le mariage. Souvent aussi ma servante bègue s’efforçait de me conter quelque histoire qu’elle m’assurait être fort drôle, mais ne pouvant jamais aller jusqu’à la seconde phrase, elle était obligée d’y renoncer, et s’en allait en me bégayant des excuses, dont elle se tirait aussi mal que de son histoire.

« Je vous ai dit qu’il y avait un monsieur qui venait me voir une fois tous les ans. Quand j’eus quinze ans, ce monsieur me fit monter dans un carrosse avec ma duègne. Nous n’en sortîmes que le troisième jour, ou plutôt la troisième nuit ; du moins la soirée était fort avancée. Un homme ouvrit la portière et nous dit : “Vous voici sur la place Bellecour ; et voilà la maison du prévôt, Jacques de La Jacquière. Où voulez-vous qu’on vous conduise ? – Entrez sous la première porte cochère après celle du prévôt”, répondit ma gouvernante. »

Ici le jeune Thibaud devint plus attentif, car il était réellement le voisin d’un gentilhomme, nommé le seigneur de Sombre, qui passait pour être d’un naturel très jaloux.

« Nous entrâmes donc, continua Orlandine, sous une porte cochère ; et l’on me fit monter dans de grandes et belles chambres, ensuite, par un escalier tournant, dans une tourelle fort haute, dont les fenêtres étaient bouchées avec un drap vert très épais. Au reste, la tourelle était bien éclairée. Ma duègne, m’ayant fait asseoir sur un siège, me donna son chapelet pour m’amuser, et sortit en fermant la porte à double tour.

« Lorsque je me vis seule, je jetai mon chapelet, je pris des ciseaux que j’avais à ma ceinture, et je fis une ouverture dans le drap vert qui bouchait la fenêtre. Alors je vis, à travers une autre fenêtre d’une maison voisine, une chambre bien éclairée où soupaient trois jeunes cavaliers et trois jeunes filles. Ils chantaient, buvaient, riaient et s’embrassaient... »

Orlandine donna encore d’autres détails auxquels Thibaud faillit s’étouffer de rire ; car il s’agissait d’un souper qu’il avait fait la veille avec ses deux amis et trois demoiselles de la ville.

« J’étais fort attentive à tout ce qui se passait, reprit Orlandine, lorsque j’entendis ouvrir ma porte ; je me remis aussitôt à mon chapelet, et ma duègne entra. Elle me prit encore par la main, sans me rien dire, et me fit remonter en carrosse. Nous arrivâmes, après une longue course, à la dernière maison du faubourg. Ce n’était qu’une cabane, en apparence, mais l’intérieur en est magnifique comme vous le verrez, si le petit nègre en fait le chemin, car je vois qu’il a trouvé de la lumière et rallumé sa lanterne.

– Belle égarée, interrompit Thibaud en baisant la main de la jeune dame, faites-moi le plaisir de me dire si vous habitez seule cette petite maison.

– Oui, seule, reprit la dame, avec ce petit nègre et ma gouvernante. Mais je ne pense pas qu’elle puisse y revenir ce soir. Le monsieur qui m’a fait conduire la nuit dernière dans cette chambre m’envoya dire, il y a deux heures, de le venir trouver chez une de ses sœurs ; mais comme il ne pouvait envoyer son carrosse qui était allé chercher un prêtre, nous y allions à pied. Quelqu’un nous a arrêtés pour me dire qu’il me trouvait jolie ; ma duègne, qui est sourde, crut qu’il m’insultait, et lui répondit des injures. D’autres gens sont survenus et se sont mêlés de la querelle. J’ai eu peur, et j’ai pris la fuite : le petit nègre a couru après moi ; il est tombé, sa lanterne s’est brisée ; et c’est alors, monsieur, que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. »

Thibaut allait répondre quelque galanterie, lorsque le petit nègre vint avec sa lanterne allumée. Ils se remirent en marche et arrivèrent, au bout du faubourg, à une chaumière isolée dont le petit nègre ouvrit la porte avec une clé qu’il avait à sa ceinture. L’intérieur était fort orné et, parmi les meubles précieux, on remarquait surtout des fauteuils en velours de Gênes, à franges d’or, et un lit en moire de Venise. Mais tout cela n’occupait guère Thibaud ; il ne voyait que la charmante Orlandine.

Le petit nègre couvrit la table et prépara le souper. Thibaud s’aperçut alors que ce n’était pas un enfant, comme il l’avait cru d’abord, mais une espèce de vieux nain tout noir et de la plus laide figure. Ce petit nain apporta, dans un bassin de vermeil, quatre perdrix appétissantes et un flacon d’excellent vin. Aussitôt on se mit à table. Thibaud n’eut pas plus tôt bu et mangé, qu’il lui sembla qu’un feu surnaturel circulait dans ses veines. Pour Orlandine, elle mangeait peu et regardait beaucoup son convive, tantôt d’un regard tendre et naïf, et tantôt avec des yeux si pleins de malice que le jeune homme en était presque embarrassé. Enfin le petit nègre vint ôter la table. Alors Orlandine prit Thibaud par la main et lui dit :

« Beau cavalier, à quoi voulez-vous que nous passions notre soirée ?... Il me vient une idée : voici un grand miroir, allons y faire des mines, comme j’en faisais au château de Sombre. Je m’y amusais à voir que ma gouvernante était faite autrement que moi ; à présent, je veux savoir si je ne suis pas autrement faite que vous. »

Orlandine plaça deux chaises devant le miroir ; après quoi, elle détacha la fraise de Thibaud et lui dit :

« Vous avez le cou fait à peu près comme le mien, les épaules aussi ; mais pour la poitrine, quelle différence ! La mienne était comme cela l’année dernière ; mais j’ai tant engraissé que je ne me reconnais plus. Ôtez donc votre ceinture..., votre pourpoint..., pourquoi toutes ces aiguillettes ?... »

Thibaud, ne se possédant plus, porta Orlandine sur le lit de moire de Venise, et se crut le plus heureux des hommes... Mais ce bonheur ne fut pas de longue durée... Le malheureux Thibaud sentit des griffes aiguës qui s’enfonçaient dans ses reins... Il appela : Orlandine ! Orlandine n’était plus dans ses bras... Il ne vit à sa place qu’un horrible assemblage de formes hideuses et inconnues...

« Je ne suis point Orlandine, dit le monstre, d’une voix formidable, je suis Belzébuth !... »

Thibaud voulut prononcer le nom de Jésus. Mais le diable, qui le devina, lui saisit la gorge avec les dents, et l’empêcha de prononcer ce nom sacré...

Le lendemain matin, des paysans qui allaient vendre leurs légumes au marché de Lyon entendirent des gémissements dans une masure abandonnée qui était près du chemin et servait de voirie. Ils y entrèrent et trouvèrent Thibaud couché sur une charogne à demi pourrie... Ils le placèrent sur leurs paniers et le portèrent ainsi chez le prévôt de Lyon. Le malheureux de La Jacquière reconnut son fils... Thibaud fut mis dans un lit, où bientôt il parut reprendre quelque connaissance. Alors il dit d’une voix faible :

« Ouvrez à ce saint ermite. »

D’abord on ne le comprit pas ; mais enfin on ouvrit la porte et on vit entrer un vénérable religieux qui demanda qu’on le laissât seul avec Thibaud. On entendit longtemps les exhortations de l’ermite et les soupirs du malheureux jeune homme. Lorsqu’on n’entendit plus rien, on entra dans la chambre. L’ermite avait disparu, et l’on trouva Thibaud mort sur son lit, avec un crucifix entre les mains...

 

 

 

 

Jan POTOCKI, Manuscrit trouvé à Saragosse, 1805.