Le chapitre 5 n'est pas à lire : Voici un résumé :

Pour éviter que le roi Marc se rende compte que sa femme a déjà eu des rapports avec un autre homme, Brangien, la servante prend la place d'Iseult dans le noir le soir de la nuit de noces. Cependant, au bout de plusieurs semaines, Iseult qui a peur d'être découverte commence à imaginer que Brangien pourrait la trahir. Elle demande à deux serfs de l'emmener en forêt pour la tuer. Les serfs ont pitié de Brangien et ne la tuent pas. Lorsqu'ils reviennent, Iseult regrette déjà son imagination folle et les traite de meurtriers d'avoir tué sa servante. Alors ils avouent leur mensonge.

Chapitre 6 :

LE GRAND PIN

 

Isot ma drue, Isot m’amie,
En vos ma mort, en vos ma vie !

(Gottfried de Strasbourg.)

 

 

Ce n’est pas Brangien la fidèle, c’est eux-mêmes que les amants doivent redouter. Mais comment leurs cœurs enivrés seraient-ils vigilants ? L’amour les presse, comme la soif précipite vers la rivière le cerf sur ses fins ; ou tel encore, après un long jeûne, l’épervier soudain lâché fond sur la proie. Hélas ! amour ne se peut celer. Certes, par la prudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de son ami ; mais, à toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pas comment le désir les agite, les étreint, déborde de tous leurs sens ainsi que le vin nouveau ruisselle de la cuve ?

 

Déjà, les quatre félons de la cour, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, rôdent autour de la reine. Déjà, ils connaissent la vérité de ses belles amours. Ils brûlent de convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi la nouvelle : ils verront la tendresse se muer en fureur, Tristan chassé ou livré à la mort, et le tourment de la reine. Ils craignaient pourtant la colère de Tristan ; mais, enfin, leur haine dompta leur terreur ; un jour, les quatre barons appelèrent le roi Marc à parlement, et Andret lui dit :

 

« Beau roi, sans doute ton cœur s’irritera, et tous quatre nous en avons grand deuil ; mais nous devons te révéler ce que nous avons surpris. Tu as placé ton cœur en Tristan, et Tristan veut te honnir. Vainement nous t’avions averti ; pour l’amour d’un seul homme, tu fais fi de ta parenté et de ta baronnie entière, et tu nous délaisses tous. Sache donc que Tristan aime la reine : c’est la vérité prouvée, et déjà l’on en dit mainte parole. »

 

Le noble roi chancela et répondit :

 

« Lâche ! Quelle félonie as-tu pensée ! Certes, j’ai placé mon cœur en Tristan. Au jour où le Morholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la tête, tremblants et pareils à des muets ; mais Tristan l’affronta pour l’honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures son âme aurait pu s’envoler. C’est pourquoi vous le haïssez, et c’est pourquoi je l’aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plus que personne. Mais que prétendez-vous avoir découvert ? qu’avez-vous vu ? qu’avez-vous entendu ?

 

— Rien, en vérité, seigneur, rien que tes yeux ne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre. Regarde, écoute, beau sire ; peut-être il en est temps encore. »

 

Et, s’étant retirés, ils le laissèrent à loisir savourer le poison.

 

Le roi Marc ne put secouer le maléfice. À son tour, contre son cœur, il épia son neveu, il épia la reine. Mais Brangien s’en aperçut, les avertit, et vainement le roi tenta d’éprouver Iseut par des ruses. Il s’indigna bientôt de ce vil combat, et, comprenant qu’il ne pourrait plus chasser le soupçon, il manda Tristan et lui dit :

 

« Tristan, éloigne-toi de ce château ; et, quand tu l’auras quitté, ne sois plus si hardi que d’en franchir les fossés ni les lices. Des félons t’accusent d’une grande traîtrise. Ne m’interroge pas : je ne saurais rapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherche pas des paroles qui m’apaisent : je le sens, elles resteraient vaines. Pourtant, je ne crois pas les félons : si je les croyais, ne t’aurais-je pas déjà jeté à la mort honteuse ? Mais leurs discours maléfiques ont troublé mon cœur, et seul ton départ le calmera. Pars ; sans doute je te rappellerai bientôt ; pars, mon fils toujours cher ! »

 

Quand les félons ouïrent la nouvelle :

 

« Il est parti, dirent-ils entre eux, il est parti, l’enchanteur, chassé comme un larron ! Que peut-il devenir désormais ? Sans doute il passera la mer pour chercher les aventures et porter son service déloyal à quelque roi lointain ! »

 

Non, Tristan n’eut pas la force de partir ; et quand il eut franchi les lices et les fossés du château, il connut qu’il ne pourrait s’éloigner davantage ; il s’arrêta dans le bourg même de Tintagel, prit hôtel avec Gorvenal dans la maison d’un bourgeois, et languit, torturé par la fièvre, plus blessé que naguère, aux jours où l’épieu du Morholt avait empoisonné son corps. Naguère, quand il gisait dans la cabane construite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur de ses plaies, trois hommes pourtant l’assistaient : Gorvenal, Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas se tenaient encore à son chevet ; mais le roi Marc ne venait plus, et Tristan gémissait :

 

« Certes, bel oncle, mon corps répand maintenant l’odeur d’un venin plus repoussant, et votre amour ne sait plus surmonter votre horreur. »

 

Mais, sans relâche, dans l’ardeur de la fièvre, le désir l’entraînait, comme un cheval emporté, vers les tours bien closes qui tenaient la reine enfermée ; cheval et cavalier se brisaient contre les murs de pierre ; mais cheval et cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la même chevauchée.

 

Derrière les tours bien closes, Iseut la Blonde languit aussi, plus malheureuse encore : car, parmi ces étrangers qui l’épient, il lui faut tout le jour feindre la joie et rire ; et, la nuit, étendue aux côtés du roi Marc, il lui faut dompter, immobile, l’agitation de ses membres et les tressauts de la fièvre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu’elle se lève et qu’elle court jusqu’à la porte ; mais, sur le seuil obscur, les félons ont tendu de grandes faulx : les lames affilées et méchantes saisissent au passage ses genoux délicats. Il lui semble qu’elle tombe et que, de ses genoux tranchés, s’élancent deux rouges fontaines.

 

Bientôt les amants mourront, si nul ne les secourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien ? Au péril de sa vie, elle s’est glissée vers la maison où Tristan languit. Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et, pour sauver les amants, elle enseigne une ruse à Tristan.

 

Non, jamais, seigneurs, vous n’aurez ouï parler d’une plus belle ruse d’amour.

 

 

 

Derrière le château de Tintagel, un verger s’étendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres y croissaient sans nombre, chargés de fruits, d’oiseaux et de grappes odorantes. Au lieu le plus éloigné du château, tout auprès des pieux de la palissade, un pin s’élevait, haut et droit, dont le tronc robuste soutenait une large ramure. À son pied, une source vive : l’eau s’épandait d’abord en une large nappe, claire et calme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entre deux rives resserrées, elle courait par le verger et, pénétrant dans l’intérieur même du château, traversait les chambres des femmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien, taillait avec art des morceaux d’écorce et de menus branchages. Il franchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait les copeaux dans la fontaine. Légers comme l’écume, ils surnageaient et coulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut épiait leur venue. Aussitôt, les soirs où Brangien avait su écarter le roi Marc et les félons, elle s’en venait vers son ami.

 

Elle s’en vient, agile et craintive pourtant, guettant à chacun de ses pas si des félons se sont embusqués derrière les arbres. Mais, dès que Tristan l’a vue, les bras ouverts, il s’élance vers elle. Alors la nuit les protège et l’ombre amie du grand pin.

 

« Tristan, dit la reine, les gens de mer n’assurent-ils pas que ce château de Tintagel est enchanté et que, par sortilège, deux fois l’an, en hiver et en été, il se perd et disparaît aux yeux ? Il s’est perdu maintenant. N’est-ce pas ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : une muraille d’air l’enclôt de toutes parts ; des arbres fleuris, un sol embaumé ; le héros y vit sans vieillir entre les bras de son amie et nulle force ennemie ne peut briser la muraille d’air ? »

 

Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissent les trompes des guetteurs qui annoncent l’aube.

 

« Non, dit Tristan, la muraille d’air est déjà brisée, et ce n’est pas ici le verger merveilleux. Mais, un jour, amie, nous irons ensemble au Pays Fortuné dont nul ne retourne. Là s’élève un château de marbre blanc ; à chacune de ses mille fenêtres brille un cierge allumé ; à chacune, un jongleur joue et chante une mélodie sans fin ; le soleil n’y brille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumière : c’est l’heureux pays des vivants. »

 

Mais, au sommet des tours de Tintagel, l’aube éclaire les grands blocs alternés de sinople et d’azur.

 

 

 

Iseut a recouvré la joie : le soupçon de Marc se dissipe et les félons comprennent, au contraire, que Tristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu’ils épient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse ! dit à ses compagnons :

 

« Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain bossu. Il connaît les sept arts, la magie et toutes manières d’enchantements. Il sait, à la naissance d’un enfant, observer si bien les sept planètes et le cours des étoiles, qu’il conte par avance tous les points de sa vie. Il découvre, par la puissance de Bugibus et de Noiron, les choses secrètes. Il nous enseignera, s’il veut, les ruses d’Iseut la Blonde. »

 

En haine de beauté et de prouesse, le petit homme méchant traça les caractères de sorcellerie, jeta ses charmes et ses sorts, considéra le cours d’Orion et de Lucifer, et dit :

 

« Vivez en joie, beaux seigneurs ; cette nuit vous pourrez les saisir. »

 

Ils le menèrent devant le roi.

 

« Sire, dit le sorcier, mandez à vos veneurs qu’ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ; annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la forêt, pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vous n’entendez pas, cette nuit même, quel discours Tristan tient à la reine. »

 

Le roi fit ainsi, contre son cœur. La nuit tombée, il laissa ses veneurs dans la forêt, prit le nain en croupe, et retourna vers Tintagel. Par une entrée qu’il savait, il pénétra dans le verger, et le nain le conduisit sous le grand pin.

 

« Beau roi, il convient que vous montiez dans les branches de cet arbre. Portez là-haut votre arc et vos flèches : ils vous serviront peut-être. Et tenez-vous coi : vous n’attendrez pas longuement.

 

— Va-t’en, chien de l’Ennemi ! » répondit Marc.

 

Et le nain s’en alla, emmenant le cheval.

 

Il avait dit vrai : le roi n’attendit pas longuement. Cette nuit, la lune brillait, claire et belle. Caché dans la ramure, le roi vit son neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sous l’arbre et jeta dans l’eau les copeaux et les branchages. Mais, comme il s’était penché sur la fontaine en les jetant, il vit, réfléchie dans l’eau, l’image du roi. Ah ! s’il pouvait arrêter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent, rapides, par le verger. Là-bas, dans les chambres des femmes, Iseut épie leur venue ; déjà, sans doute, elle les voit, elle accourt. Que Dieu protège les amants !

 

Elle vient. Assis, immobile, Tristan la regarde, et, dans l’arbre, il entend le crissement de la flèche, qui s’encoche dans la corde de l’arc.

 

Elle vient, agile et prudente pourtant, comme elle avait coutume. « Qu’est-ce donc ? pense-t-elle. Pourquoi Tristan n’accourt-il pas ce soir à ma rencontre ? aurait-il vu quelque ennemi ? »

 

Elle s’arrête, fouille du regard les fourrés noirs ; soudain, à la clarté de la lune, elle aperçut à son tour l’ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagesse des femmes, en ce qu’elle ne leva point les yeux vers les branches de l’arbre : « Seigneur Dieu ! dit-elle tout bas, accordez-moi seulement que je puisse parler la première !»

 

Elle s’approche encore. Écoutez comme elle devance et prévient son ami :

 

« Sire Tristan, qu’avez-vous osé ? M’attirer en tel lieu, à telle heure ! Maintes fois déjà vous m’aviez mandée, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelle prière ? Qu’attendez-vous de moi ? Je suis venue enfin, car je n’ai pu l’oublier, si je suis reine, je vous le dois. Me voici donc : que voulez-vous ?

 

— Reine, vous crier merci, afin que vous apaisiez le roi ! »

 

Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue le Seigneur Dieu, qui a montré le péril à son amie.

 

« Oui, reine, je vous ai mandée souvent et toujours en vain ; jamais, depuis que le roi m’a chassé, vous n’avez daigné venir à mon appel. Mais prenez en pitié le chétif que voici ; le roi me hait, j’ignore pourquoi ; mais vous le savez peut-être ; et qui donc pourrait charmer sa colère, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en qui son cœur se fie ?

 

— En vérité, sire Tristan, ignorez-vous encore qu’il nous soupçonne tous les deux ? Et de quelle traîtrise ! faut-il, par surcroît de honte, que ce soit moi qui vous l’apprenne ? Mon seigneur croit que je vous aime d’amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu’il honnisse mon corps ! jamais je n’ai donné mon amour à nul homme, hormis à celui qui le premier m’a prise, vierge, entre ses bras. Et vous voulez, Tristan, que j’implore du roi votre pardon ? Mais s’il savait seulement que je suis venue sous ce pin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents ! »

 

Tristan gémit :

 

« Bel oncle, on dit : « Nul n’est vilain, s’il ne fait vilenie. » Mais en quel cœur a pu naître un tel soupçon ?

 

— Sire Tristan, que voulez-vous dire ? Non, le roi mon seigneur n’eût pas de lui-même imaginé telle vilenie. Mais les félons de cette terre lui ont fait accroire ce mensonge, car il est facile de décevoir les cœurs loyaux. Ils s’aiment, lui ont-ils dit, et les félons nous l’ont tourné à crime. Oui, vous m’aimiez, Tristan ; pourquoi le nier ? ne suis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deux fois sauvé de la mort ? Oui, je vous aimais en retour ; n’êtes-vous pas du lignage du roi, et n’ai-je pas ouï maintes fois ma mère répéter qu’une femme n’aime pas son seigneur tant qu’elle n’aime pas la parenté de son seigneur ? C’est pour l’amour du roi que je vous aimais, Tristan ; maintenant encore, s’il vous reçoit en grâce, j’en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j’ai grand’peur, je pars, j’ai trop demeuré déjà. »

 

Dans la ramure, le roi eut pitié et sourit doucement. Iseut s’enfuit, Tristan la rappelle :

 

« Reine, au nom du Sauveur, venez à mon secours, par charité ! Les couards voulaient écarter du roi tous ceux qui l’aiment ; ils ont réussi et le raillent maintenant. Soit ; je m’en irai donc hors de ce pays, au loin, misérable, comme j’y vins jadis : mais, tout au moins, obtenez du roi qu’en reconnaissance des services passés, afin que je puisse sans honte chevaucher loin d’ici, il me donne du sien assez pour acquitter mes dépenses, pour dégager mon cheval et mes armes.

 

— Non, Tristan, vous n’auriez pas dû m’adresser cette requête. Je suis seule sur cette terre, seule en ce palais où nul ne m’aime, sans appui, à la merci du roi. Si je lui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque la mort honteuse ? Ami, que Dieu vous protège ! Le roi vous hait à grand tort ! Mais, en toute terre où vous irez, le Seigneur Dieu vous sera un ami vrai. »

 

Elle part et fuit jusqu’à sa chambre, où Brangien la prend, tremblante, entre ses bras. La reine lui dit l’aventure ; Brangien s’écrie :

 

« Iseut, ma dame, Dieu a fait pour vous un grand miracle ! Il est père compatissant et ne veut pas le mal de ceux qu’il sait innocents. »

 

Sous le grand pin, Tristan, appuyé contre le perron de marbre, se lamentait :

 

« Que Dieu me prenne en pitié et répare la grande injustice que je souffre de mon cher seigneur ! »

 

Quand il eut franchi la palissade du verger, le roi dit en souriant :

 

« Beau neveu, bénie soit cette heure ! Vois la lointaine chevauchée que tu préparais ce matin, elle est déjà finie ! »

 

Là-bas, dans une clairière de la forêt, le nain Frocin interrogeait le cours des étoiles. Il y lut que le roi le menaçait de mort ; il noircit de peur et de honte, enfla de rage, et s’enfuit prestement vers la terre de Galles.

 

Chapitre 7

LE NAIN FROCIN

 

Wé dem selbin gtwerge,
Daz er den edelin man vorrit !

(Eilhart d’Oberg.)

 

 

Le roi Marc a fait sa paix avec Tristan. Il lui a donné congé de revenir au château, et, comme naguère, Tristan couche dans la chambre du roi, parmi les privés et les fidèles. À son gré, il y peut entrer, il en peut sortir : le roi n’en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir ses amours secrètes ? Hélas ! amour ne se peut celer !

 

Marc avait pardonné aux félons, et comme le sénéchal Dinas de Lidan avait un jour trouvé dans une forêt lointaine, errant et misérable, le nain bossu, il le ramena au roi, qui eut pitié et lui pardonna son méfait.

 

Mais sa bonté ne fit qu’exciter la haine des barons ; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils se lièrent par ce serment : si le roi ne chassait pas son neveu hors du pays, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Ils appelèrent le roi à parlement :

 

« Seigneur, aime-nous, hais-nous, à ton choix : mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime la reine, et le voit qui veut ; mais nous, nous ne le souffrirons plus. »

 

Le roi les entend, soupire, baisse le front vers la terre, se tait.

 

« Non, roi, nous ne le souffrirons plus, car nous savons maintenant que cette nouvelle, naguère étrange, n’est plus pour te surprendre et que tu consens à leur crime. Que feras-tu ? Délibère et prends conseil. Pour nous, si tu n’éloignes pas ton neveu sans retour, nous nous retirerons sur nos baronnies et nous entraînerons aussi nos voisins hors de ta cour, car nous ne pouvons supporter qu’ils y demeurent. Tel est le choix que nous t’offrons ; choisis donc !

 

— Seigneurs, une fois j’ai cru aux laides paroles que vous disiez de Tristan, et je m’en suis repenti. Mais vous êtes mes féaux, et je ne veux pas perdre le service de mes hommes. Conseillez-moi donc, je vous en requiers, vous qui me devez le conseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toute démesure.

 

— Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin. Vous vous défiez de lui, pour l’aventure du verger. Pourtant, n’avait-il pas lu dans les étoiles que la reine viendrait ce soir-là sous le pin ? Il sait maintes choses ; prenez son conseil. »

 

Il accourut, le bossu maudit, et Denoalen l’accola. Écoutez quelle trahison il enseigna au roi :

 

« Sire, commande à ton neveu que demain, dès l’aube, au galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roi Artur un bref sur parchemin, bien scellé de cire. Roi, Tristan couche près de ton lit. Sors de ta chambre à l’heure du premier sommeil, et, je te le jure par Dieu et par la loi de Rome, s’il aime Iseut de fol amour, il voudra venir lui parler avant son départ : mais, s’il y vient sans que je le sache et sans que tu le voies, alors tue-moi. Pour le reste, laisse-moi mener l’aventure à ma guise et garde-toi seulement de parler à Tristan de ce message avant l’heure du coucher.

 

— Oui, répondit Marc, qu’il en soit fait ainsi ! »

 

Alors le nain fit une laide félonie. Il entra chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de farine qu’il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se fût jamais avisé de telle traîtrise ? La nuit venue, quand le roi eut pris son repas et que ses hommes furent endormis par la vaste salle voisine de sa chambre, Tristan s’en vint, comme il avait coutume, au coucher du roi Marc.

 

« Beau neveu, faites ma volonté : vous chevaucherez vers le roi Artur jusqu’à Carduel, et vous lui ferez déplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne séjournez qu’un jour auprès de lui.

 

— Roi, je le porterai demain.

 

— Oui, demain, avant que le jour se lève. «

 

Voilà Tristan en grand émoi. De son lit au lit de Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un désir furieux le prit de parler à la reine, et il se promit en son cœur que, vers l’aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d’elle. Ah ! Dieu ! la folle pensée !

 

Le nain couchait, comme il en avait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tous dormaient, il se leva et répandit entre le lit de Tristan et celui de la reine la fleur de farine : si l’un des deux amants allait rejoindre l’autre, la farine garderait la forme de ses pas. Mais, comme il l’éparpillait, Tristan, qui restait éveillé, le vit :

 

« Qu’est-ce à dire ? Ce nain n’a pas coutume de me servir pour mon bien ; mais il sera déçu : bien fou qui lui laisserait prendre l’empreinte de ses pas ! »

 

À la mi-nuit, le roi se leva et sortit, suivi du nain bossu. Il faisait noir dans la chambre : ni cierge allumé, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu ! pourquoi eut-il cette pensée ? Il joint les pieds, estime la distance, bondit et retombe sur le lit du roi. Hélas ! la veille, dans la forêt, le boutoir d’un grand sanglier l’avait navré à la jambe, et, pour son malheur, la blessure n’était point bandée. Dans l’effort de ce bond, elle s’ouvre, saigne ; mais Tristan ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps. Et dehors, à la lune, le nain, par son art de sortilège, connut que les amants étaient réunis. Il en trembla de joie et dit au roi :

 

« Va, et maintenant, si tu ne les surprends pas ensemble, fais-moi pendre ! »

 

Ils viennent donc vers la chambre, le roi, le nain et les quatre félons. Mais Tristan les a entendus : il se relève, s’élance, atteint son lit… Hélas ! au passage, le sang a malement coulé de la blessure sur la farine.

 

Voici le roi, les barons, et le nain qui porte une lumière. Tristan et Iseut feignaient de dormir ; ils étaient restés seuls dans la chambre avec Permis, qui couchait aux pieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit les draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine trempée de sang frais.

 

Alors les quatre barons, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent la reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonne justice. Ils découvrent la blessure qui saigne :

 

« Tristan, dit le roi, nul démenti ne vaudrait désormais ; vous mourrez demain. »

 

Il lui crie :

 

« Accordez-moi merci, seigneur ! Au nom du Dieu qui souffrit la Passion, seigneur, pitié pour nous !

 

— Seigneur, venge-toi ! Répondent les félons.

 

— Bel oncle, ce n’est pas pour moi que je vous implore ; que m’importe de mourir ? Certes, n’était la crainte de vous courroucer, je vendrais cher cet affront aux couards qui, sans votre sauvegarde, n’auraient pas osé toucher mon corps de leurs mains ; mais, par respect et pour l’amour de vous, je me livre à votre merci ; faites de moi selon votre plaisir. Me voici, seigneur, mais pitié pour la reine ! »

 

Et Tristan s’incline et s’humilie à ses pieds.

 

« Pitié pour la reine, car s’il est un homme en ta maison assez hardi pour soutenir ce mensonge que je l’ai aimée d’amour coupable, il me trouvera debout devant lui en champ clos. Sire, grâce pour elle, au nom du Seigneur Dieu ! »

 

Mais les trois barons l’ont lié de cordes, lui et la reine. Ah ! s’il avait su qu’il ne serait pas admis à prouver son innocence en combat singulier, on l’eût démembré vif avant qu’il eût souffert d’être lié vilement.

 

Mais il se fiait en Dieu et savait qu’en champ clos nul n’oserait brandir une arme contre lui. Et, certes, il se fiait justement en Dieu. Quand il jurait qu’il n’avait jamais aimé la reine d’amour coupable, les félons riaient de l’insolente imposture. Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez la vérité du philtre bu sur la mer et qui comprenez, disait-il mensonge ? Ce n’est pas le fait qui prouve le crime, mais le jugement. Les hommes voient le fait, mais Dieu voit les cœurs, et, seul, il est vrai juge. Il a donc institué que tout homme accusé pourrait soutenir son droit par bataille, et lui-même combat avec l’innocent. C’est pourquoi Tristan réclamait justice et bataille et se garda de manquer en rien au roi Marc. Mais, s’il avait pu prévoir ce qui advint, il aurait tué les félons. Ah ! Dieu ! Pour quoi ne les tua-t-il pas ?